Une ode cinématographique à la classe ouvrière

 

Réalisé à partir d’archives, le film de Jean-Gabriel Périot, adapté du livre de Didier Eribon, donne corps à une « multitude » oubliée de l’histoire

Cinéaste et artisan de l’archive, l’infatigable Jean-Gabriel Périot, né en 1974, est un créateur de formes interrogeant les luttes contemporaines, la violence de l’histoire, l’homophobie. Auteur de plusieurs longs métrages (Lumières d’été, sur Hiroshima ; Une jeunesse allemande, sur la Fraction armée rouge, Nos défaites, sur le rapport à la politique de lycéens), d’une vingtaine de courts, d’installations, le cinéaste s’est fait connaitre en signant d’emblématiques objets visuels et sonores, revisitant les Cinétracts, dont certains sont des concentrés d’énergie rock. Citons l’hypnotique The Devil (2012),une plongée sans commentaire dans le mouvement des Black Panthers, illuminée par le titre éponyme de Boogers ; ou encore L’Art délicat de la matraque (2009), extraits choisis de bastonnades en manif, raccordés au tube lancinant This Is Not a Love Song(1983),du groupe post-punk Public Image Limited.

Périot a toujours avancé démasqué : ses films sont politiques, ce qui ne veut pas forcément dire militants. Le cinéaste a fini par croiser la route du sociologue et philosophe Didier Eribon, auteur de Retour à Reims (Fayard, 2009) . Dans ce récit à la première personne, l’intellectuel et transfuge de classe, gay, relate ses retrouvailles avec sa mère, longtemps après s’être éloigné de sa famille et de la classe ouvrière. Adaptant librement cet essai, Jean-Gabriel Périot s’attache essentiellement à la trajectoire des parents (nés à la fin des années 1920) : une mère dont le drame est de n’avoir pas fait d’études, enchainant les ménages ; un père ouvrier et communiste, qui travaillait dur en usine, et rentrait parfois ivre à la maison. La famille finira par voter à l’extrême droite.

 

Puissance visuelle

Le spectateur est emporté dans un ruban d’extraits d’archives cinématographiques et télévisuelles, tandis qu’Adèle Haenel en voix off lit le texte de Didier Eribon. La forme envoûtante fait l’effet d’une pompe à histoires, et le film n’est pas sans rappeler le vertigineux premier long-métrage de Frank Beauvais, Ne croyez surtout pas que je hurle (2019).

Il est beau d’assister à la naissance d’une image, lorsque l’actrice Adèle Haenel avance dans sa lecture. « Ma grand-mère n’avait pas encore 17 ans quand ma mère est née » : nous voilà̀ inscrits dans l’histoire, terrible, de la grand-mère maternelle de l’auteur, femme libre qui s’adonnait aux « plaisirs ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle partit travailler en Allemagne, puis fut tondue à la Libération. « Après le temps de la défaite et de l’Occupation, la nation se régénérait dans sa force virile, en punissant les femmes de leurs écarts sexuels, réels ou supposés » ,poursuit la comédienne, tandis que le cinéaste incruste des archives de cet épisode de l’épuration, qu’il avait déjà documenté dans Eût-elle été criminelle... (2006).

Outre sa puissance visuelle, la force du film réside dans sa capacité à donner vie à toute une génération. Des hommes et des femmes issus de la classe ouvrière ont quitté les bancs de l’école, très jeunes, pour aller gagner leur vie : ce n’était pas un choix, mais bien le poids d’une reproduction sociale. Le réalisateur donne à voir des êtres qui se définissent d’une certaine manière en « négatif », en fonction de ce qu’ils n’ont pas pu faire, parce que la société les en a empêchés. Un récit polyphonique prend forme, l’histoire des  parents de Didier Eribon se démultipliant en d’innombrables personnages.

Voici les corps souffrants d’une classe dominée, usée par le travail, qui transpirent à l’écran. Les mains abimées d’un ouvrier qui ne peut plus toucher sa femme. L’essoufflement d’une dame en fichu, gravissant l’escalier d’un immeuble de bureaux où elle fait le ménage... Et derrière l’intonation espiègle et désuète d’une jeune femme, expliquant comment ne pas « se faire attraper » (par un homme) en rentrant du bal, se devinent de sinistres chroniques.

En sortant de l’oubli des reportages sur la vie des femmes – tels que Micheline, six enfants, allée des Jonquilles, dans l’émission Les Femmes aussi,d’Eliane Victor –,des archives du monde artisanal et ouvrier, et quelques films cultes – L’amour existe (1960), de Maurice Pialat... –, Jean-Gabriel Périot réveille une cinéphilie en militance, qu’il ne manque pas de raccorder aux mouvements contemporains (« gilets jaunes », Jeunes pour le climat…). Plutôt qu’un rétroviseur, le cinéaste tend une longue-vue – et souhaite une longue vie –à la lutte sociale

 

Clarisse Fabre
Le Monde
30 mars 2022